samedi 29 mai 2010

Les Ruthènes en Bucovine


Les Ruthènes sont considérés par la plupart des sources anglo-saxonnes comme formant un groupe ethnique à part entière, appartenant à la grande famille des Slaves orientaux (appelés aussi « Russiens », parfois « Russes ») au même titre que les Russes (Grands-Russes), Ukrainiens (Petits-Russes ou « Malo-Russes »), Biélorusses (Blancs-Russes). Toutefois, les différences linguistiques, culturelles voire « ethnographiques » entre Ruthènes et Ukrainiens sont peu importantes et il convient de relativiser l’empressement de certains chercheurs nord-américains à vouloir faire des Ruthènes un nouveau groupe de la famille des Slaves orientaux. Lors du recensement de 2001 en Ukraine, les autorités ukrainiennes ont utilisé pour la première fois l’expression « groupes ethnographiques de la nation ukrainienne » pour qualifier Ruthènes, Hutsules et autres Ukrainiens carpatiques. Il s’agit d’une reconnaissance officielle d’une spécificité culturelle et linguistique de ces populations sans pour autant reconnaître l’une des revendication principale des autonomistes ruthènes de l’oblast' de Transcarpathie (région située au sud oust de l'Ukraine accolée aux Carpates ), c’est à dire le fait que les Ruthènes constitueraient une nationalité à part entière et qu’à ce titre les populations ruthènes devraient bénéficier des droits garantis par la constitution ukrainienne à tout groupe ethnique minoritaire. Les revendications politiques des autonomistes ruthènes de Transcarpathie n’ont jamais rencontré un très grand succès chez les populations ruthènes de Bucovine chez qui le terme ruthène ne constitue guère plus qu’un archaïsme synonyme d’Ukrainien dans la langue courante. Toutefois, depuis 2002 les Ruthènes sont reconnus comme minorité nationale au même titre que les Ukrainiens et possèdent comme eux un siège au parlement roumain. L’influence des mouvements autonomistes ruthènes d’Ukraine et de Slovaquie se fait donc de plus en plus sentir au sein des populations ukrainiennes de Roumanie mais reste un phénomène très minoritaire ( 61 091 Ukrainiens recensés contre 262 Ruthènes). Le nombre d’Ukrainiens est de manière générale largement sous-estimé dans les recensements roumains : si officiellement il n’y aurait que 8 506 Ukrainiens et 19 « Ruthènes » en Bucovine du Sud en 2002, on évalue leur nombre réel autour de 50 000 individus dont 66 % sont Ruthènes et 44% restant sont Hutsules.

jeudi 27 mai 2010

Courte histoire de la Bucovine (1774-1941)


On a coutume de faire débuter l’histoire de la Bucovine avec l’attribution à l’Empire d’Autriche d’un « coin de terre », selon l’expression de l’Empereur Joseph II, entre la Galicie, arrachée à la Pologne en 1772 et la Transylvanie, par le Traité de Koutchouk-Kainardji (1774).
Le contexte politique du rattachement de ce petit territoire de 10 440 km², au passé glorieux (il constitua le cœur politique et économique de l’État moldave entre le XIV° et le XVI° siècle) est assez mouvementé.

Les Autrichiens pour obtenir ce territoire qui devait donner un aspect linéaire à leur nouvelle frontière orientale firent pression sur les Russes, alors en guerre contre les Turcs, leur proposant un marché qui avait tout du chantage.
Les Autrichiens signaient un accord d’assistance militaire avec les Ottomans qui leur cédaient la Bucovine, et, en échange de sa non-application, les Russes devaient évacuer la zone… Un coup de bluff magistral qui fut payant puisque les Russes mis en difficulté au niveau intérieur par la révolte d’Emilian Pougatchëv, cédèrent sans broncher alors qu’ils occupaient la presque totalité de la Moldavie et s’étaient déjà empressés d’installer une administration ayant prêté serment de fidélité à l’Impératrice Catherine II (ce qui laissait présager que Saint-Pétersbourg était bien décidé à annexer la principauté moldave).

La période de la domination autrichienne favorisa grandement l’activité économique.
La province bénéficiant d’une position de carrefour entre les Empires autrichien, russe, et ottoman, par le biais de son vassal moldave, connut une prospérité soudaine, qui fut aussi le fait d’une intense politique coloniale (arrivée de mineurs allemands de Bohême et de Zips pour exploiter les mines de manganèse, d’artisans polonais et juifs originaires de Galicie, et de paysans ruthènes fuyant à la fois le service militaire et les impôts qui les accablaient en Galicie voisine).

A la fin du XIX° siècle et jusqu’en 1940 la Bucovine connut le développement d’une haute civilisation urbaine dans sa capitale Czernowitz ( Cernauti en roumain, Tchernivtsi en ukrainien).
C’est dans cette ville, modèle de cohabitation ethnique, creuset culturel dans lequel devait naître un homme nouveau, l’autrichien de langue allemande, indifféremment de ses origines ethniques.
Parmi les plus grands auteurs que la « civilisation de Czernowitz » ait produit on peut citer les poètes juifs de langue allemande Paul Celan (l’auteur mondialement connu de Todesfuge) et Rose Ausländer, « l’autrichien » d’origine sicilo-greco-roumano-allemande, pur produit de la Bucovine, Gregor Von Rezzori, le juif germanophone de Galicie Karl Emil Franzos profondément amoureux de sa ville d’adoption, Czernowitz, et qui s’efforcera toute sa vie durant de dénoncer le caractère rétrograde de certaines traditions des juifs Hassidim encourageant ses coreligionnaires à se fondre dans le moule autrichien, seul moyen, selon lui, de survivre dans une société de plus en plus antisémite (le Shylock de Barnow), mais aussi Aharon Appelfeld auteur israélien écrivant en Hébreux des récits inspirés de sa propre histoire en Bucovine, où il est né, et où il dut se cacher après qu’évadé d’un camp de concentration roumain à l’âge de 7 ans, il ait survécu jusqu’à la fin de la guerre en vivant caché parmi les paysans ruthènes. De son expérience dramatique, de la déportation, du massacre de sa famille, naîtront plusieurs livres dont Katerina, qui montre les rapports complexes qui pouvaient exister entre les communautés ethniques.

Car, l’Histoire de la Bucovine se termine bien mal. En 1940, l’Union soviétique suite à un ultimatum adressé à la Roumanie envahit la province qui avait été cédée à celle-ci en 1918. L’armée soviétique occupe le nord, majoritairement ukrainien (Ruthènes et Hutsules), tandis que l’administration roumaine doit évacuer cette partie de la province en deux jours. C’est à ce moment que le III° Reich décide d’organiser le départ de près de 95 000 germanophones (Allemands et couples mixtes) pour les réinstaller sur les nouveaux territoires pris à la Pologne (région de la Warthe notamment). La Hongrie, qui en a profité pour demander et obtenir la Transylvanie du Nord évacue elle-même 11 000 Hongrois de Bucovine. Quelques mois plus tard (juin 1941) la Roumanie déclare la guerre à l’URSS aux côtés de l’Allemagne nazie, le 15 juillet la Wermacht rentre dans Czernowitz et massacre le jour même près de 2 000 Juifs. Par la suite la population sera déportée en Transnistrie où les 2/3 des déportés trouveront la mort. Le paysage ethnique actuel de la Bucovine est le résultat de ces terribles années 1940—1941, véritable tournant historique qui enterra la mythique « perle de l’Empire », symbole de la multiculturalité, mais qui en fera un lieu de mémoire où essaient de vivre désormais en bonne intelligence, tant bien que mal, les communautés rescapées de la seconde guerre mondiale jadis ennemis, bourreaux ou victimes tentant de redonner du souffle au mythe bucovinien de cohabitation interethnique...

Introduction ...


Jusqu'en 1940, ce qui constitue aujourd’hui le département de Suceava faisait partie de ce que l'on appelait la Bucovine. La Bucovine était l'une des régions historiques roumaines. Invention de l'occupant Autrichien après son annexion en 1775 au domaine Habsbourg, « la perle de l'Empire », le Duché autonome de « Bukowina » connu aussi sous le nom de « Buchenland » (« le pays des hêtres ») développa une incroyable diversité ethnique liée à un développement économique qui ne s’interrompit qu’en 1914 avec le déclenchement de la Première Guerre Mondiale.

Roumains, Ukrainiens (les locuteurs des dialectes hutsule et ruthène), Juifs, Allemands, Polonais, Russes-Lipovènes, Tsiganes, Hongrois, Arméniens se côtoyaient ainsi dans les villes et villages de Bucovine au moment de son rattachement au royaume de Roumanie en 1918.
De la situation de carrefour des cultures et des influences centre-européennes, balkaniques et est-européennes, dans un contexte de mixité des populations, une civilisation originale a pu se développer dans ce petit territoire, civilisation qui connu son âge d’or dans l’Entre-deux-guerres alors même que, paradoxalement, chaque communauté s’était progressivement repliée sur elle-même dans un contexte de tensions ethniques et de crises politiques internationales.
Si le drame de la Seconde Guerre Mondiale a grandement modifié le paysage ethnique de ce territoire, la Bucovine constitue toujours un espace de rencontre des cultures et des peuples de la région, un exemple frappant de ce que fut le rêve habsbourgeois de fusion des peuples, de son échec et de ses réussites.

Au travers de ces quelques posts vous découvrirez la Bucovine et son « esprit », esprit que Gregor Von Rezzori enfant de la région définit comme "bouillonnant de vie, plein d'impudence cynique et de scepticisme mélancolique", le résultat d’un intense brassage ethnique et culturel, d'une position unique de carrefour entre mondes germanique, russe et roumain.