jeudi 27 mai 2010

Courte histoire de la Bucovine (1774-1941)


On a coutume de faire débuter l’histoire de la Bucovine avec l’attribution à l’Empire d’Autriche d’un « coin de terre », selon l’expression de l’Empereur Joseph II, entre la Galicie, arrachée à la Pologne en 1772 et la Transylvanie, par le Traité de Koutchouk-Kainardji (1774).
Le contexte politique du rattachement de ce petit territoire de 10 440 km², au passé glorieux (il constitua le cœur politique et économique de l’État moldave entre le XIV° et le XVI° siècle) est assez mouvementé.

Les Autrichiens pour obtenir ce territoire qui devait donner un aspect linéaire à leur nouvelle frontière orientale firent pression sur les Russes, alors en guerre contre les Turcs, leur proposant un marché qui avait tout du chantage.
Les Autrichiens signaient un accord d’assistance militaire avec les Ottomans qui leur cédaient la Bucovine, et, en échange de sa non-application, les Russes devaient évacuer la zone… Un coup de bluff magistral qui fut payant puisque les Russes mis en difficulté au niveau intérieur par la révolte d’Emilian Pougatchëv, cédèrent sans broncher alors qu’ils occupaient la presque totalité de la Moldavie et s’étaient déjà empressés d’installer une administration ayant prêté serment de fidélité à l’Impératrice Catherine II (ce qui laissait présager que Saint-Pétersbourg était bien décidé à annexer la principauté moldave).

La période de la domination autrichienne favorisa grandement l’activité économique.
La province bénéficiant d’une position de carrefour entre les Empires autrichien, russe, et ottoman, par le biais de son vassal moldave, connut une prospérité soudaine, qui fut aussi le fait d’une intense politique coloniale (arrivée de mineurs allemands de Bohême et de Zips pour exploiter les mines de manganèse, d’artisans polonais et juifs originaires de Galicie, et de paysans ruthènes fuyant à la fois le service militaire et les impôts qui les accablaient en Galicie voisine).

A la fin du XIX° siècle et jusqu’en 1940 la Bucovine connut le développement d’une haute civilisation urbaine dans sa capitale Czernowitz ( Cernauti en roumain, Tchernivtsi en ukrainien).
C’est dans cette ville, modèle de cohabitation ethnique, creuset culturel dans lequel devait naître un homme nouveau, l’autrichien de langue allemande, indifféremment de ses origines ethniques.
Parmi les plus grands auteurs que la « civilisation de Czernowitz » ait produit on peut citer les poètes juifs de langue allemande Paul Celan (l’auteur mondialement connu de Todesfuge) et Rose Ausländer, « l’autrichien » d’origine sicilo-greco-roumano-allemande, pur produit de la Bucovine, Gregor Von Rezzori, le juif germanophone de Galicie Karl Emil Franzos profondément amoureux de sa ville d’adoption, Czernowitz, et qui s’efforcera toute sa vie durant de dénoncer le caractère rétrograde de certaines traditions des juifs Hassidim encourageant ses coreligionnaires à se fondre dans le moule autrichien, seul moyen, selon lui, de survivre dans une société de plus en plus antisémite (le Shylock de Barnow), mais aussi Aharon Appelfeld auteur israélien écrivant en Hébreux des récits inspirés de sa propre histoire en Bucovine, où il est né, et où il dut se cacher après qu’évadé d’un camp de concentration roumain à l’âge de 7 ans, il ait survécu jusqu’à la fin de la guerre en vivant caché parmi les paysans ruthènes. De son expérience dramatique, de la déportation, du massacre de sa famille, naîtront plusieurs livres dont Katerina, qui montre les rapports complexes qui pouvaient exister entre les communautés ethniques.

Car, l’Histoire de la Bucovine se termine bien mal. En 1940, l’Union soviétique suite à un ultimatum adressé à la Roumanie envahit la province qui avait été cédée à celle-ci en 1918. L’armée soviétique occupe le nord, majoritairement ukrainien (Ruthènes et Hutsules), tandis que l’administration roumaine doit évacuer cette partie de la province en deux jours. C’est à ce moment que le III° Reich décide d’organiser le départ de près de 95 000 germanophones (Allemands et couples mixtes) pour les réinstaller sur les nouveaux territoires pris à la Pologne (région de la Warthe notamment). La Hongrie, qui en a profité pour demander et obtenir la Transylvanie du Nord évacue elle-même 11 000 Hongrois de Bucovine. Quelques mois plus tard (juin 1941) la Roumanie déclare la guerre à l’URSS aux côtés de l’Allemagne nazie, le 15 juillet la Wermacht rentre dans Czernowitz et massacre le jour même près de 2 000 Juifs. Par la suite la population sera déportée en Transnistrie où les 2/3 des déportés trouveront la mort. Le paysage ethnique actuel de la Bucovine est le résultat de ces terribles années 1940—1941, véritable tournant historique qui enterra la mythique « perle de l’Empire », symbole de la multiculturalité, mais qui en fera un lieu de mémoire où essaient de vivre désormais en bonne intelligence, tant bien que mal, les communautés rescapées de la seconde guerre mondiale jadis ennemis, bourreaux ou victimes tentant de redonner du souffle au mythe bucovinien de cohabitation interethnique...

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